jeudi 10 novembre 2011

La fête du centenaire contée par Charles Clément

Jacques Baudat, le centenaire de 1922
En 1922 Charles Clément occupé à peindre les fresques murales de l’église d’Arnex est invité à la fête du centenaire.
Il nous décrit ses impressions.

"Chaque jour, on nous posait la même question : « Et notre Câques, l’avez-vous vu ?» et on n’oubliait jamais le conseil de ne pas manquer à la petite fête que la commune préparait en son honneur pour le jour où il aurait atteint ses cent ans.
Et le jour était venu.
Pour nous rendre à la cérémonie, nous quittâmes notre travail un peu avant quatre heures. Le village se mettait en branle : de chaque maison sortait du monde endimanché, les fillettes astiquées pour la parade, frisottées au petit fer comme des poneys de cirque. Des grand-mères, l’œil allume, s’y rendaient aussi à petits pas pressés. Dans les groupes, la fête tenait la vedette. On le découvrait tout à coup, tel un génie trop longtemps méconnu :
«  Ce Câques, tout de même ! qui aurait ça cru ¨ » On n’en revenait pas. Sur le plateau où est le collège, la campagne, mitraillée par le soleil couchant, apparaissait dans toute sa gloire, vernie à neuf pour la circonstance. Des groupes s’amenaient à travers champs, de tous côtés, sur le vert éclatant des prairies, le long des blés, sur les chemins.
Du monde attendait sur le préau où nous nous tenions, Pierre et moi, un peu à l’écart, comme il convient à des étrangers au village. Autour de nous, les gens s’amassaient dans la gaîté générale. Des citoyens débouchaient sur la route, congestionnés, et s’épongeant la nuque, ils se poussaient du ventre vers un groupe d’importants personnages qui remuaient à peine à l’ombre grêle d’un arbuste.
Du tas surgissaient des cylindres au poil bourru, des redingotes largement croisées sur les bedaines, comme les deux battants d’une armoire.
Tout le monde, hommes et femmes, arborait un petit air amusé comme réjoui d’avance par une farce bien montée.
Mais des cris perçaient dans la foule : le voila ! le voila ! et une auto s’arrêtait sur la route. Un petit vieux était assis à l’avant de la voiture ; les deux mains sur sa canne, il sifflotait à petits coups la bouche en cul de poule.
C’était une figure de style Restauration, rasée, au nez cassé avec de petites côtelettes devant les oreilles. L œil était rond, bleu pâle, de ce mouillé particulier à ceux de chez nous qui n’ont pas bu que de l’eau.
Il portait une casquette en peau de lapin, à oreilles.
La salle des fêtes, pleine à craquer, débordait jusque dans les couloirs. Sur la tète de leurs pères, des enfants criards émergeaient de la foule qui bourdonnait comme une ruche. Des gamins s’agrippaient n’importe où, le long des galeries où couraient des festons de feuillage. Sur la petite scène, en pleine lumière, les écoliers étaient groupés, leur feuillet à la main, tandis que le régent, et l’institutrice, en chiens de berger, sur les flancs du troupeau, les tenaient bien à l’œil.
Au premier banc, l’antique dur-à-cuire était assis, bien au centre de son apothéose.
 Fête du centenaire Jacques Baudat en 1922

Je l’observe de ma place. II parait peu ému, et même pendant que les petits chantent pour lui à cœur ouvert, il reste gelé comme un bloc de neige durci à l’ombre.
Que pense-t-il ? Sent-il remuer quelque chose, un appel obscur d’autrefois ? On n’en sait rien. II sifflote toujours.
C’est maintenant le pasteur qui lui parle. Il pousse fort sa voix, avec le ton qu’on prend pour parler aux enfants. Lui s’efforce d’attraper quelques bribes ; la main en abat-son derrière l’oreille, il fixe l’orateur de ses yeux écarquillés. On évoque les grandes heures de son siècle, celles qu’il est censé avoir vécues. Des noms glorieux défilent et des événements qui furent gros de conséquences.
« L’année de votre naissance, Napoléon mourait à Sainte-Hélène», affirmait le pasteur. Un souffle passe sur l’assemblée ; chez le vieux, rien ne bouge.
Tout de même, le voila qui s’anime, qui remue la tête de haut en has ; un sourire naît sur sa face cuite. Il a saisi : on parle du « Sonderbond « .C’est son dada. Ce coup-là, il a l’air content. Puis c’est le préfet qui parle, le syndic, d’autres encore. Tous se félicitent entre eux de l’âge auquel est arrivé l’enfant de la commune. On lui serre et resserre la main, et c’est fini.
Un silence de mort plane sur l’assemblée pas encore dépêtrée de son rêve. On entend alors la voix du père Tauxe, assis à cote du fêté, et pour le moins aussi sourd que lui.
« Dites Câques ! vous êtes content de ne pas être mort l’année passée parce que, si vous étiez mort… ils n’auraient rien fait !!! »
Mais la fête n’était pas terminée. Pendant que la foule vidait la salle. Un grognard aux longues moustaches me prenait au coude, discrètement. C’était pour nous inviter, Pierre et moi, à finir la soirée dans la salle de la municipalité.
Au milieu des gros bonnets, Câques trônait, à côté du fauteuil, arrive le matin même en cadeau de l’Etat de Vaud. II avait aussi reçu une caissette de bouteilles, du fameux, qu’il s’agissait de goûter, car le centenaire, fier d’abreuver à son tour, n’entendait pas plaisanterie à ce sujet. Le verre en main, il se montrait cette fois sous son vrai jour. C’est un malin et qui les connaît toutes. On lui pose les questions d usage.
« Qu’avez-vous fait, Câques, pour tenir si longtemps ? « 
« D’abord, pose le vieux, je ne me suis jamais laissé avoir soif. »
Un ancien le met sur la bonne voie.
« Dites, Câques, racontez-voir quand vous buviez dans les tonneaux avec un «fifet !» 
Et l’antique personnage, allumé par le liquide, évoque le vieux temps. Lorsqu’il faisait les charrois de vin de Morges à Yverdon. Il parait qu’arrivé à un certain endroit perdu, il perçait un trou dans la bonde et s’irriguait à la régalade, au moyen d’un roseau. Quand il en avait assez, il remettait de l’eau à la place du vin absorbé, et, ni vu ni connu.
« C’est pas malin quand on n’a pas de femme à la maison !» hurle le père Tauxe qui tient à mettre les choses au point. Le vieillard, en effet n’a jamais été marié ! Pour son bien, selon lui. Ses bonnes amies y avaient renoncé, les unes après les autres.
« Elles se méfiaient que vous étiez un tout dur ! » lance quelqu’un. Le syndic verse à la ronde, et l’on boit à la santé du vieillard.
« Oh ! moi ! j’ai assez vécu, j’ai eu ma ration.» Et il lève son verre.
En sortant, le pasteur me dit qu’il a reçu un questionnaire d’un pasteur de la Suisse allemande. On voulait savoir, par là-bas, comment notre centenaire avait vécu. A-t-il été sobre ? buvait-il de l’alcool ?
II a bien fallu répondre la vérité !
Et le ministre amusé me disait :
« En somme, Câques est un mauvais exemple ! »
J’ai revu le vieil homme bien des fois par la suite. Il vécut encore trois ans et tant que j’habitais le village, je lui fis de petites visites. Il habitait chez des neveux, une maison sans jardin, au fond d’une ruelle. Si le temps était beau, j’étais sûr de le trouver là, au bas d’une longue rampe d’escaliers, assis sur un tabouret qu’il remuait avec le soleil. Sa canne entre les cuisses, il sifflotait – toujours – goguenard. II n’y voyait presque plus, mais le moral restait bon, il connaissait encore son monde. Ce qui lui faisait deuil, me disait-il, c’était de ne plus pouvoir aller à sa vigne. (II s’y était encore traîné, hotte au dos, peu d’années auparavant.)
Aux premiers froids, j’avais été le trouver avec Frédéric. Il était dans sa cuisine, le dos droit sur son tabouret sans dossier, fixant de ses yeux morts le petit poêle de fonte posé sur quatre briques. Son neveu, gros homme dans la soixantaine avec une jambe malade étendue devant lui, se reposait dans le fauteuil Voltaire, offert par l’Etat. Le meuble avait toujours ses housses  de papier comme au jour de sa réception. C’est que Câques ne s’y mettait jamais. :
« Ce n’est pas le moment de se gâter ! » avait-il répondu à Fréderic qui lui en demandait la raison.
Le neveu nous disait :
«  Oh ! il ne parle presque plus ! y a plus que le Sonderbond qui l’intéresse ! »
Frédéric criait à l’oreille du vieux : « Alors ! Câques, vous y étiez au Sonderbond « 
« Oui ! et pis j’en suis revenu. C’était une jolie guerre, on avait des fusils à silex ! » 
« Dites, Caques ! y a eu tout de même des tués »
« C’en étaient des qui seraient morts tout de même chez eusses ! » 
II nous racontait encore qu’il avait aussi été « pacifier les Valaisans ». Ils avaient du bon temps et allaient à la « pêche aux poissons « 
Alors, étant pour partir :
« Allons Câques ! bonne conservation. »
» Oh ! moi, j’en ai eu ma ration ! « 
J’étais depuis longtemps rentré à Lausanne, mais je savais que Câques, là-bas, tenait toujours. Il était à cette heure le doyen de la Suisse, classé comme un morceau d’architecture. Il allait sur ses cent trois.
Mais il y a une fin à tout. Un matin de février, je recevais un mot de Frédéric : Cette fois, Câques était au bout du rouleau, si je voulais le revoir je devais venir sans tarder. Le jour même, par grande neige, j’arrivais au village, enseveli, dans un silence impressionnant. Je trouvais le vieillard couché dans une petite chambre sur le derrière de la maison. Casque à mèche en tête, il était comme un mort, sa face cuite en plein dans la lumière sépulcrale du dehors. La tête pesait lourd sur le coussin. Usée comme une pierre trop longtemps roulée par les eaux.
La chambre était nue, sans meubles ni tapis ; seule, près du plafond, pendait sa casquette.
Après avoir dessiné le vieillard, je me retirai par la cuisine où la nièce « trafiquait» à son ménage. Et j’en apprenais de belles. Il parait que depuis sa maladie, Câques lui avait demandé d’abaisser son prix de pension de quatre-vingts à soixante centimes… «rapport qu’il mangeait moins ». La bonne femme la trouvait mauvaise et ne m’a pas caché son humeur. Comme je lui disais, sans y croire :
« Vous allez voir qu’il va encore se remettre », elle remettait les choses en place vertement.
« Eh bien ! ce serait trop ! »
Le neveu, arrivé sur ces entrefaites, a eu, lui aussi, un cri du cœur : « Gardez-le voir, vous !... On ne peut rien lui cacher, ajoutait-il indigné. L’autre jour on a fait boucherie et, vu son état, on ne lui avait rien dit ; mais du diantre s’il n’a pas senti la fricassée » ! II a fallu lui en donner, tellement il a fait la vie ! « 
J’ai dû reconnaître de moi-même que la coupe était pleine, que «trop est trop ».
Je pris congé et partis lentement du côté de la gare, en méditant non sans mélancolie.
En passant à travers les prés j’ai rencontre le père Tauxe qui chargeait du fumier. Debout sur le tas, il évoquait le vieux Câques et son invraisemblable endurance :
« Ouais ! heureusement qu’on n’en a pas des tas comme lui ! On serait f … ! »
Et il ajoutait :
« Paraît qu’à sa naissance, son père ne l’avait pas fait inscrire on croyait qu’il ne vivrait pas. »


Carte postale du centenaire de 1923

Programme de la fête préparé par la Municipalité en 1922

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Article du journal d'Orbe




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